Covid-19 et voyage

Éviter le piège des Maldives

 

Altaï et moi arrivons par avion sur l’île d’Hulhulé, essentiellement dédiée à l’aéroport. Nous prenons ensuite une navette pour Malé, située à proximité. Sur les rues pavées de la capitale des Maldives, motos et scooters grouillent. La mer force la ville à garder une taille humaine : en une bonne heure, le promeneur en a fait le tour. L’île est trop petite pour gaspiller son espace dans des projets pharaoniques. Il y a tout ce qu’il faut : restaurants, magasins, stade national de football, hôpital, musée… Les constructions ne sont pas hautes (guère plus de cinq étages) ni sensationnelles ou en bonne état, mais le manque de place force à la concision et à l’unité. Dans l’eau du port de plaisance, j’aperçois quelques magnifiques poissons aux couleurs vives et, sous le quai, de petites plantes invasives ressemblent à du corail. Pas de doute, ces îles ont du potentiel !

Le marché aux poissons fut, avec la piste d’athlétisme gondolée, mon coin préféré sur l’île. Le calamar y était vendu à trois francs suisses le kilo. Le thon, la nourriture de base des Maldiviens, coûtait entre un et deux francs le kilo. J’ai pu en cuisiner sur mon réchaud à essence dont j’ai fait le plein avec peine. Quelques stations-service sont présentes sur l’île, mais j’en suis revenu plusieurs fois bredouille. Une réglementation, dont j’ignore encore tout, m’empêchait d’obtenir mon petit litre (certainement pour des raisons de quantité insuffisante ou d’heure inappropriée). Le jour de notre départ, j’ai pu enfin cuisiner moi-même du thon, du calamar et surtout un poisson rouge, dont tout le monde semble ignorer le nom. Un délice !

Notre hôtel. Un palace !

 

Nous entrons dans un magasin. Une femme en niqab vend des habits. Dès que le muezzin appelle à la prière, la vendeuse affiche fermé comme tous les autres magasins. Elle rouvrira quelques minutes plus tard.

 

Pour la prière du vendredi, la mosquée est pleine à craquer. Les fidèles posent leur tapis de prière dans la rue. L’île s’arrête. Le trafic disparaît. Il est d’ordinaire si intense que je me demande comment tous ces cyclomoteurs peuvent être parqués sur une si petite île. Les prosternations à peine terminées, personne ne s’éternise. Rapidement, le trafic s’intensifie et retrouve son niveau habituel en moins de dix minutes.

 

Malé compte beaucoup de jeunes hommes aux cheveux mi-long bouclés. Dans un pays musulman, c’est inattendu. Les femmes sont très souvent voilées à plus de 80 % (selon ma propre estimation). J’en ai compté bien moins que des hommes dans la rue ; 10 % à 20 % des passants selon les heures. Les niqabs sont rares.

 

Nous nous baignons sur l’une des deux petites plages de Malé. Deux policiers passent. Ils appellent Altaï qui instinctivement sort son buste de l’eau. Dans un premier temps, ils sont contents de ne pas la découvrir en bikini. Mais, ils me font une remarque : « Dites à votre femme de mieux s’habiller : les Maldives sont un pays musulman ». Je ne comprenais pas. Elle se baignait pourtant avec un t-shirt et un short long. Les policiers m’expliquent : « c’est trop transparent ». Franchement, pour le transparent, je ne vois pas bien...

 

Le lendemain, sur la même plage, Altaï se change après la baignade, prenant garde de ne pas laisser des parties de sa chair visible. Elle était déjà bien habillée, avec des manches longues couvrant ses bras quand de jeunes badauds lui lancent en passant : « police, police, police call ». Il aurait fallu quoi ? Qu’elle marche jusqu’à notre hôtel complètement trempée ? L’islam sur des îles tropicales, ce n’est vraiment pas idéal, encore moins pratique…

Nous désirions prendre de petits bateaux pour aller sur d’autres îles habitées. Mais, à cause du Covid-19, les étrangers n’y sont plus autorisés. Pour sortir de Malé, la seule possibilité est de se rendre sur une île-hôtel. Avec les annulations dues à la crise sanitaire, nous pourrions peut-être négocier une nuitée à moins de trois cents francs par jour...

Mais, les frontières ferment les unes après les autres et si nous restons bloqués aux Maldives, nous risquons de trouver le temps cher et long. La Mongolie est hermétiquement close et Altaï ne peut plus obtenir un visa Schengen. Pour un vol de rapatriement vers son pays, Malé n’est pas la destination la plus appropriée… Nous choisissons de nous rendre à Singapour, l’un des rares pays où nous pouvons entrer les deux sans visa.

Peu de temps après notre départ de Malé, tous les vols sont annulés. Les touristes pas assez riches pour prolonger leurs vacances au paradis attendront plusieurs jours, voire mois, sur l’île, pas très glamour, de l’aéroport.

Le bâtiment d'en face à Malé.

Notre vie dans les parcs de Singapour

 

Nous arrivons à Singapour le 18 mars 2020. Altaï ne peut pas rentrer en Mongolie, car tous les vols commerciaux ont été annulés. Les autres pays ferment les uns après les autres. Vu la situation, nous comprenons vite qu’il vaut mieux nous installer à Singapour pour les trois prochains mois. Nous trouvons un appartement en collocation dans un compound (quartier résidentiel sécurisé) avec une piscine extérieure de quarante mètres de long. Juste avant que nous emménagions, un cas suspect avait été reporté. Les administrateurs avaient désinfecté tous les lieux communs préventivement. Quand ils ont appris que la personne malade avait été testée négative au Covid-19, ils ont mis une affiche dans l’ascenseur pour rassurer les résidents.

Nous profitons un maximum des parcs. J’y cours. Altaï y marche. Nous préférons les parcs composés d’une forêt dense à ceux aménagés pour flâner. L’affluence varie beaucoup en fonction de la notoriété des lieux, de la météo, des horaires de travail des citadins et des dernières nouvelles sur la pandémie.

Le plus souvent, je cours dans les parcs avec plaisir et sais déjà qu’ils vont me manquer. Parfois, je voudrais crier à l’imposture. Nombre de ces lieux de détente sont le résultat d’une politique de la ville qui a détruit tout ce qui n’était pas assez citadin. Des villages sur pilotis de pêcheurs ont disparu, parfois remplacés par des golfs et leurs habitants parqués dans des HLM. Des collines entières ont été nivelées pour allonger la côte et englober quelques petites îles alentours.

Les singes me font peur quand ils longent, en bande, les sentiers de randonnée. Une fois, l’un d’eux était accroupi sur une barrière. Je devais passer à moins d’un mètre de sa tête. Au plus mauvais moment, j’ai eu peur et ai sursauté. Il a émis un grognement et a montré les dents. J’ai trouvé plus sage de faire un détour de trois kilomètres plutôt que de tenter de repasser devant lui. J’aperçois un superbe écureuil volant planer au crépuscule. Dans les lacs, de temps à autre, un varan malais nage en s’aidant de sa queue. Tout son corps se meut de façon coordonnée comme s’il dansait dans l’eau. Des sangliers peu farouches fouillent le sol avec leur groin, puis s’enfuient au dernier moment.

Malé toujours

J’aperçois des loutres à pelage lisse nager dans le réservoir MacRitchie, un lac artificiel principalement entouré de forêt. La bande nage de façon coordonnée, plongeant tel un dragon des mers et réapparaissant à la manière de télescopes. Contrairement aux loutres d’Europe, solitaires, les loutres à pelage lisse vivent en bande. Pour chasser, elles s’organisent. Une partie du groupe oriente les poissons vers leurs congénères qui n’ont plus qu’à les capturer. Pas de partie de pêche pour elles, aujourd’hui. Les loutres ont un objectif bien précis dans les eaux privées d’un club de golf. Je ne peux pas les suivre. J’en reverrai d’autres, cette fois-ci dans le Bay East Garden, un parc fort couru proche d’un centre névralgique. Quittant la baie, elles traversaient la piste cyclable pour profiter de la pelouse sous l’œil curieux de nombreux passants.

Les loutres sont de véritables vedettes à Singapour, depuis leur réapparition progressive sur l’île dans les années nonante. Souvent, elles défrayent la chronique. Sur une vidéo, nous les voyons chasser un crocodile de leur territoire. Le tout Singapour s’émeut de la première apparition de loutrons jusqu’ici inconnus. Des badauds interviennent pour empêcher une bagarre entre deux bandes rivales. Une plainte nous apprend qu’elles ont décimé des bans entiers de carpes koï, poissons d’ornement particulièrement onéreux. Je me rends compte que Singapour est certainement devenu le meilleur endroit au monde pour observer ce mammifère, car les loutres d’ordinaire farouches vivent généralement dans des lieux reculés.

Inscription en maldivien.

Covid-19 à Singapour

 

Pour les grands édifices comme les centres commerciaux ou l’aéroport, un système de caméras scrute la température des clients à l’entrée. Il permet d’éviter de longues files d’attente. Dans plusieurs restaurants, la température est prise à l’entrée avec un petit appareil portable. Mon coiffeur de Little India, qui parlait très peu l’anglais, avait oublié de changer les piles de son instrument. Ces clients remportaient des scores communistes qu’il annonçait à haute voix comme pour rassurer son peuple : Thrity-three point eight (33,8 °C), Thirty-four point two (34,2 °C), thirty-two point six (32,6 °C). Le chiffre, à peine prononcé, était consigné sur une feuille à côté des coordonnées du client.

À Singapour, des équipes d’enquêteurs pistent le Covid-19. Ils interrogent les nouveaux malades et tentent de retrouver les personnes avec qui ils ont été en contact. Dès la fin mars, ces fins limiers avaient la capacité de détecter jusqu’à quatre mille personnes possiblement infectées. À cette date, environ onze mille suspects étaient confinés chez elles à titre préventif.

Les sanctions peuvent être sévères en cas de non-respect d’une mise en quarantaine. Un Singapourien a ainsi écopé de six semaines de prison. Il n’avait pas compris que l’isolement commençait dès le passage de la frontière. Après un voyage de cinq jours en Birmanie, il était allé manger un bak kut teh (travers de porc dans un bouillon d’herbes et d’épices) dans un hawker (espace, souvent couvert, accueillant plusieurs bouis-bouis) et avait publié son exploit sur Facebook.

Singapour au crépuscule.

En ce mois de mars, les cas positifs augmentent. Si nous étions arrivés deux jours plus tard, nous aurions dû effectuer une quarantaine de quatorze jours (quelle que soit notre provenance). Tout bientôt, le pays n’accepterait même plus de touristes. Nous sommes passés de justesse entre les gouttes.

Le gouvernement prend des décisions claires et précises avec anticipation, jamais dans l’urgence. À la télévision, une publicité expliquait qu’il ne fallait pas se ruer dans les magasins parce qu’ils disposent de stocks importants et de plusieurs sources d’approvisionnement.

Singapour jouait la carte de la transparence. Tous les cas de contamination étaient disponibles sur internet. L’âge, la nationalité, le lieu de l’infection ainsi que la situation médicale du malade y étaient indiqués.

Jamais une personne testée positive n’était autorisée à demeurer dans son domicile. Elle était placée en isolation. À en croire les autorités, il s’agissait du bon sens le plus élémentaire. Le gouvernement, face à l’afflux de nouveaux malades, réquisitionnait une salle d’exposition et créait des hôtels flottants.

Mais, la maladie s’attaque aux failles. En quelques jours, le nombre de cas explose. Les Singapouriens sont forcés de se rappeler des travailleurs immigrés du sous-continent indien et de l’Asie du Sud-Est qui participent à la prospérité de l’île. Payés au lance-pierres, ils vivent dans des dortoirs souvent entassés à dix ou vingt. La maladie s’y répand comme une trainée de poudre. Rapidement, un total de 320’000 travailleurs étrangers sont placés en quarantaine dans leur dortoir où le Covid-19 semble inarrêtable.

Le 7 avril, le pays préfère opter pour une sorte de semi-confinement de peur que la maladie ne se faufile à l’extérieur des dortoirs. Quelques jours plus tard l’épidémie connaîtra son pic avec plus de mille contaminations en un jour.

Je me demande parfois si notre colocataire indien est au courant pour le semi-confinement. Il travaille déjà à son domicile depuis le début de l’épidémie et n’a aucune envie de sortir. Le monde virtuel lui suffit. Ce geek dont j’ignore jusqu’au nom, sera surpris dans une semaine quand il ira faire les courses.

Les commerces non essentiels et les écoles ferment. Je dois me résoudre à continuer mes cours d’indonésien sur Zoom. Les supermarchés et les banques demandent le scan d’un QR code ou la présentation de son passeport (nous choisissons la deuxième option). Les petits magasins et les marchés échappent à cette règle. Ils restent évidemment toujours ouverts (À Singapour, l’objectif n’est pas de favoriser les grandes surfaces). Les restaurants et les hawkers ne vendent plus qu’à l’emporter. La piscine de notre compound ferme également. C’est dommage car Altaï apprenait à nager. Le masque devient obligatoire sauf pour faire du sport. Pour ne pas le porter, il suffit donc de marcher sportivement…

Nous pouvons cependant toujours sortir librement de chez nous et visiter n’importe quel coin de la ville. Au début du semi-confinement, beaucoup de Singapouriens se sont crus en vacances. Ils étaient nombreux sur la boucle de onze kilomètres faisant le tour du réservoir MacRitchie, l’un de nos parcs préférés. La semaine suivante, les chiffres de la pandémie atteignent des sommets et les sportifs du dimanche disparaissent soudainement.

Petit autel discret sous des tours.

Il est désormais interdit de rendre visite à un autre ménage. Notre propriétaire n’ose plus venir empocher le loyer parce qu’il craint d’être dénoncé par un voisin. (Les Singapouriens ont un petit faible pour la délation et en tirent parfois des récompenses). C’était arrivé à un de ses collègues qui avait dû payer une amende de mille dollars singapouriens (environ sept cents francs suisses).

Les craintes du gouvernement ne se réalisent pas. La maladie ne parvient pas à sortir des dortoirs. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’ils ont mis toutes les chances de leur côté. Le confinement, un peu allégé, est prolongé jusqu’au 4 juin. Les restrictions diminuent ensuite très progressivement à tel point que la semaine suivante, nous n’observâmes aucun changement durant nos activités quotidiennes.

Temple hindou à Singapour au temps du Covid-19.

Situation en Mongolie et rapatriement

 

Pendant ce temps, nous organisons notre départ du pays ; celui d’Altaï surtout (Obtenir un visa pour la Suisse est devenu impossible). Le mien ne semble pas un problème. Il me suffira d’acheter un billet d’avion dans un vol direct pour Zurich le moment venu.

En Mongolie, des mesures avaient été prises avant même l’apparition du virus sur le territoire. La frontière avec la Chine est rapidement fermée. Leurs diplomates sont assez malins pour savoir que les communistes chinois sont de gros menteurs et la population trop antichinoise pour se laisser décimer par un virus de l’Empire du Milieu.

Depuis la mi-février, les Mongols portent le masque et font attention à la distance sociale (pendant que les experts suisses, autrement plus qualifiés, parlent d’une grippette). Des masques commencent à être produits en Mongolie (oui, c’est une critique indirecte !). Les gens ont très peur de la maladie. Ils ont vu des images de Wuhan : « les Chinois peuvent bien perdre quelques millions d’habitants. Ce n’est rien de grave pour eux, ils sont plus d’un milliard. Mais, nous, avec une population d’à peine plus de trois millions, nous ne pouvons pas nous permettre de perdre un seul d’entre nous » pensent les Mongols.

Le premier cas les prendra à revers depuis la France pas encore inscrite sur la liste des pays interdits de séjour. Le Français en question, un homme d’affaire important, n’a pas respecté sa quarantaine de deux semaines. Il s’est promené dans les rues d’Oulan-Bator, est allé manger au KFC et à la Veranda, un restaurant du centre-ville bien connu et a organisé des rendez-vous. Les sources moins officielles racontent qu’il a visité deux prostituées (ce n’est pas bon pour sa réputation !)

Un bar dans Little India à Singapour.

Mais, le gouvernement mongol n’a pas accepté la fatalité. Dans la foulée, il a testé des centaines de personnes (ils avaient des tests, eux !) en commençant par l’ensemble des passagers de l’avion incriminé. Tous les vols sont annulés (jusqu’à ce jour, 25 février 2022, il n’y a toujours que des vols de rapatriement) et toutes les frontières fermées. L’aïmag de Dornogovi où se trouve le ressortissant français malade est interdit d’accès et les déplacements entre régions fortement limités.

Les autorités ont beau cherché, ils ne trouvent aucun nouveau cas. À croire que le Français n’a contaminé personne. Un drame survient à la mi-avril. Deux nouveaux cas sont enregistrés dans un hôpital de la capitale. À la télévision, le bâtiment est filmé à distance respectable. Des policiers, habillés en tenue de cosmonaute (ils ont des combinaisons, eux !), ont bouclé tout le périmètre.

Les deux patients avaient été hospitalisés pour d’autres raisons et n’avaient pas voyagé récemment. L’un d'eux explique aux enquêteurs que son petit-fils était en Russie fin février et qu’il l’a rencontré vers le 20 mars. Tout le monde calcule et émet les hypothèses les plus farfelues. Le lendemain, l’épilogue survient après le deuxième test : sörög !, négatifs ! Il s’agissait de deux faux positifs.

Le président Battulga provoque surprise et moquerie avec son voyage en Chine en pleine crise du Covid-19. À Pékin, il promet à son homologue chinois trente mille moutons pour aider la Chine dans sa rude épreuve. Quel stratège ! Comme tout Mongol, Battulga regarde la Chine avec méfiance. La Mongolie ne compte que deux habitants au kilomètre carré à côté d’une Chine surpeuplée et surarmée. Cet amour soudain pour l’Empire du Milieu, qui lui a valu, à son retour, une quarantaine en bonne et due forme, lui a permis d’obtenir le soutien de la Chine. La Mongolie n’aurait compté au début de la crise que dix appareils d'assistance respiratoire sur son territoire (ça a bien changé depuis).

Entrée d'un centre commercial à Singapour.

Aux nouvelles, un homme du gouvernement dissimulé derrière son masque enjoint ses concitoyens à la prudence : bolgoomjtoi, bolgoomjtoi (prudence, prudence) … Les enfants sont particulièrement ciblés par les mesures. Si un officiel en voit sur une place de jeux, il leur ordonne de rentrer à la maison. Les écoles ont été fermées depuis février jusqu’en septembre, puis pour une durée indéterminée avec l’arrivée de nouveaux cas.

Jusqu’en novembre 2020, le pays ne connaîtra que des cas importés. Après une quarantaine de vingt-et-un jour, un chauffeur revenant de Russie tombe malade. C’est un véritable exploit individuel (dans le mauvais sens du terme). L’homme contamine des membres de sa famille. Lui-même est allé à un concert. Le jour suivant, près de mille tests sont effectués afin de passer au crible les contacts de la famille. Tout individu malade est placé en isolement dans un lieu prévu à cet effet pour éviter qu’il ne contamine d’autres personnes (pour les Mongols, ça semble être du bon sens).

Un rapatriement en Mongolie est un événement, pas un simple fait divers. Fin mars, 4’850 mongols sont enregistrés sur la liste d’attente des candidats au retour. Près d’un tiers réside en Corée du Sud, pays d’immigration par excellence. Une liste de raisons impératives permet aux plus nécessiteux d’embarquer en priorité. Pour les autres, tous les coups sont permis. Certains ont même commis de petits délits dans leur pays d’accueil pour forcer leur gouvernement à les récupérer plus vite que prévu. Les pots-de-vin nécessaires pour rentrer au pays fluctuent entre quatre et six mille francs suisses. Encore faut-il connaître quelqu’un de bien placé !

La Mongolie n’affrète pas un avion pour n’importe quelle destination. À l’évidence, elle ne le fera pas pour les Maldives ou le Sri Lanka. Même pour Singapour, il n’y a guère qu’une cinquantaine de citoyens mongols sur place et la situation n’est pas assez désastreuse pour que le gouvernement s’en soucie. D’autres pays sont plus préoccupants : des enfants lama n’ont rien à manger en Inde, la diaspora coréenne est nombreuse, la situation aux Philippines s’aggrave.

Altaï est en étroite relation avec l’ambassade mongole. Irréprochable, ses employés l’aident au maximum, même pour remplir le formulaire pour prolonger son séjour à Singapour. Pour bien respecter l’étiquette mongole, elle tutoie le personnel de l’ambassade et ceux-ci la vousoient car elle est plus âgée qu’eux.

Ça nous change de l’ambassade suisse qui se limite à rappeler qu’elle n’est responsable de rien et n’est pas là pour aider, mais peut éventuellement, dans un grand jour, si ça lui chante et si la partie de jass du consul se termine plutôt que prévue, conseiller à bien plaire un concitoyen. Peut-être que pour nous les Suisses, le voyage s’est trop banalisé pour mériter une attention particulière ?

Pour être rapatriée, Altaï multiplie les contacts. Elle se rapproche de l’ontsgoi komiss, la commission spéciale chargée des rapatriements. Enfin, elle parvient à obtenir un billet sur un avion au départ de Séoul. Heureusement, des vols quotidiens relient encore Singapour à la capitale de la Corée du Sud. Entre le billet pour Oulan-Bator, le payement de la quarantaine, le pourboire, les trois tests Covid-19 et le bus depuis l’aéroport (anecdotique), son voyage coûtera un peu plus de deux mille francs.

Mon autorisation de séjour à Singapour se termine le 15 juin, nonante jours après mon arrivée. Je ne peux pas la prolonger et un dépassement pourrait mener, dans le pire des cas, à de la prison et à des coups de bâton ! Ce 15 juin, dans l’avion pour Zurich, il n’y a guère qu’une vingtaine de passagers. Ils étaient quatre à l’aller m’explique le steward. D’après lui, le vol serait rentable grâce à la cargaison dans la soute.

Rapatriement vers la Mongolie.

Altaï quitte Singapour trois jours plus tard. Un homme de l’ambassade mongole l’attend au check-in et l’amène jusqu’au contrôle des passeports. Ils sont vraiment irréprochables !

À l’aéroport de Séoul, c’est l’exode. Nombre de passagers sont chargés comme des mules. Les Mongols sont équipés contre le Covid-19 comme des femmes arabes en burkini vont à la piscine, le masque chirurgical en plus. L’équipage de l’avion, quant à lui, semble être prêt à sortir dans le vide spatial.

À l’arrivée à Oulan-Bator, un bus prend en charge les rescapés et les envoient directement à l’hôtel où la quarantaine durera vingt-et-un jours (elle a récemment été allongée de sept jours). Les embastillés pourront obtenir leur bagage en soute après quatorze jours, le temps que le virus, hypothétiquement déposé sur leurs affaires, meurt. Lors des premières quarantaines en mars, quatre personnes se partageait une chambre. Dans cette promiscuité, des bagarres avaient éclaté et si par malheur l’un des captifs était positif, il risquait de contaminer ses colocataires. Les chambres sont maintenant individuelles. Une fois, les geôliers ont oublié d’apporter le repas du soir à Altaï. La réception étant toujours injoignable en soirée, elle ne put s’en plaindre qu’au matin.

Chaque détenu est autorisé à recevoir trois colis pendant la durée de l’incarcération qu’un proche déposera au poste de contrôle situé devant l’hôtel. Durant les premières quarantaines, des complices apportaient des provisions illégalement et les faisaient parvenir à l’aide d’un fil suspendu à la fenêtre. La surveillance aux alentours des hôtels a depuis été renforcée pour éviter ce genre de débordements.

Après vingt-et-un jour, Altaï fait son dernier test. Comme celui-ci est de nouveau négatif, elle est enfin libérée sous-condition : elle devrait encore accomplir une dernière quarantaine de deux semaines à la maison. Nous avions eu vent de contrôles inopinés musclés à trois heures du matin par les forces de l’ordre pendant cette période à domicile. Par bonheur, personne ne viendra lui rendre visite. Seul, un infirmier lui téléphonera chaque jour pour s’assurer que sa température corporelle n’est pas anormale.

Cette dernière mesure est rarement bien suivie. Peut-être que les voyageurs sont un peu las du confinement ? Déjà, Altaï se risque dans les rues et les magasins d’Oulan-Bator toujours protégée d’un masque.

 

Épilogue

 

Février 2021. Je ne sais pas quand je reverrai Altaï. La frontière de la Mongolie est toujours fermée. Je ne peux pas m’y rendre. Si Altaï obtenait un visa pour la Suisse, retourner dans son pays serait particulièrement difficile. Elle fut, ses des derniers mois, très occupée par des difficultés familiales.

Mes pays et le Covid-19

 

Aux dires des Mongols, beaucoup de cas sont apparus ces dernières 24 heures dans leur pays : 46 ! (Voir note de bas de page) C’est peu comparé aux 1343 cas enregistrés le même jour en Suisse qui gère son fonds de commerce tout comme Singapour (7 nouveaux cas). La France, pour sa part, avec 25’403 nouvelles contaminations recommence à paniquer (ça devient une habitude).

Au 25 février, 0,045 % de la population mongole avait contracté le virus contre 0,36 % pour le Sri Lanka, 0,96 % pour Singapour, 4,89 % pour les Maldives, 5,4 % pour la France et 6,42 % pour la Suisse.

À la même date 0,0006 pour mille habitants de Mongolie étaient décédées du Covid-19 contre 0.0046 ‰ à Singapour, 0,02 ‰ au Sri Lanka, 0,153 ‰ aux Maldives, 1,156 ‰ en Suisse et 1,26 ‰ en France

Le nombre de décès de personnes contaminées au Covid-19 était de 0,48 pour mille à Singapour, 0,71 ‰ en Mongolie, 3,13 ‰ aux Maldives, 5,6 ‰ au Sri Lanka, 17,99 ‰ en Suisse et 23,3 ‰ en France.

Vous me direz que la densité de population en Mongolie est la moins élevée du monde et qu’ils ont donc de la place pour s’isoler. Les Sri Lankais sont jeunes et donc moins à risque. Quant à la ville de Singapour, elle est connue pour ses mesures liberticides.

Vous avez tout faux ! Près de la moitié de la population mongole réside à Oulan-Bator, très densément peuplée. Le Sri Lanka est aussi habité par des personnes âgées et les jeunes meurent aussi du Covid-19. Singapour est bien moins liberticide que la France. Lors de mon séjour en Bretagne en octobre, les restaurateurs étaient très tendus et se fâchaient contre les clients de peur de recevoir une amende. Je ne parle même pas de cette histoire ubuesque d’autorisation nécessaire pour sortir de chez soi.

À Singapour, au plus haut de l’épidémie, nous avons pu nous balader partout et sans aucune autorisation. Des articles de journaux suisses et français expliquaient que dans cette ville, des robots contrôlent les distances sociales dans un parc. C’était, selon eux, un bel exemple des dérives qu’engendrent le Covid-19 (pour les dérives, ils feraient mieux d’aller chercher plus près de chez eux !) Le robot n’était cependant pas là pour donner des amendes, mais pour sensibiliser. Je ne l’ai malheureusement jamais vu et, la dernière fois où je suis passé dans ce parc, il était noir de monde.

 

 

 

Note de bas de page

 

Au 25 février, Singapour compte 59’890 cas dont 59’761 guérisons, 7 nouveaux cas en 24 heures et 29 décès au total. Population du pays : 6’209'660.

La Mongolie compte 2’801 cas dont 2’097 guérisons, 46 nouveaux cas en 24 heures et 2 décès. Population du pays : 3’168'026.

Le Sri Lanka compte 81’467 cas dont 76’514 guérisons, 458 nouveaux cas en 24 heures et 457 décès au total. Population du pays : 22'889'201.

Les Maldives comptent 19’162 cas dont 16’646 guérisons, 124 nouveaux cas en 24 heures et 60 décès au total. Population du pays : 391'904.

Le Suisse compte 552’698 cas dont 317’600 guérisons, 1’343 nouveaux cas en 24 heures et 9’942 décès au total. Population du pays : 8'603'900.

Le France compte 3’661’410 cas pour un nombre de guérisons inconnu, 25’403 nouveaux cas en 24 heures et 85’321 décès. Population du pays : 67'848'156.

(Google actualité pour les chiffres de la pandémie, Wikipédia pour la population. Oui, je ne me suis pas trop foulé pour trouver les chiffres).