Un regard neuf sur le voyage à vélo en Suisse

Une descente de col en hiver.

Les Alpes sont vraiment exigeantes, bien plus que les routes du Pamir ou du Xinjiang. Dans ces régions, les cols peuvent dépasser les 4000 mètres. Mais, la route longe souvent une rivière peu pentue ou se déroule sur un altiplano. De l'autre côté du col, la descente peut durer plusieurs jours. Les routes non asphaltées obligent à être plus vigilant pour éviter cailloux et nids de poule. Je ne roule pas à pleine intensité et accumule donc moins de fatigue. Certes, sur un VTT flambant neuf, ce serait différent. Mais sur un vélo chargé....

Les cols s'enchainent de façon frénétique. Un virage à droite en fin de descente et c'est parfois déjà le col suivant. Les routes sont bien asphaltées : il n'y a pas d'échappatoires à l'effort. J'ai aussi constaté que, dans les montagnes, aux endroits où un itinéraire cycliste est proposé en alternative à la route principale, beauté et difficulté décuplent conjointement.

Je suis surpris par le nombre de construction. Si l’on enlève les zones inhabitables des montagnes, la Suisse a une densité de population assez forte. Les villages se succèdent. Un parking plein est souvent la récompense au sommet du col. Les motards polluent, rendent la route dangereuse et s'amusent à faire du bruit. Une autoroute n'est jamais très éloignée. La nuit, la pollution sonore et lumineuse apparaît au grand jour.

Je passe rapidement d'une région à une autre. Je longe le Rhône et arrive déjà dans le haut-Valais (partie Suisse allemande) Je passe le col du Nufenen (2478 mètres d’altitude) et suis déjà au Tessin (partie italophone au sud des Alpes) : architecture, nourriture et langue changent d'un coup. Je prends la vieille route du Gothard encore pavée et atteins Uri, un des cantons fondateurs de la Suisse. Virage à droite et, c'est déjà le col de l'Oberalp (2046 mètres d’altitude) qui relie aux Grisons.

Les Dents du Midi au coucher du soleil.

J’entends des locuteurs romanches parler devant un bistrot. Aussi théâtraux que des Italiens, ils contrastent avec la retenue des Suisses allemands aussi présents dans le village. (Le romanche est uniquement parlé dans les Grisons où il est minoritaire). Je n’avais plus entendu parler le romanche depuis une quinzaine d’années. À l’époque incompréhensible, il m’apparaît maintenant comme un drôle de dialecte italien, étonnamment installé au nord des Alpes.

À quelque part, la Suisse va trop vite, tant je passe si rapidement du français à l’allemand, de l’allemand à l’italien, de l’italien au romanche, des montagnes au plateau, du plateau aux lacs, des lacs au Jura. Et puis, c’est l’été. Tout le monde est en vacances. Il y a beaucoup de déplacement et de fêtes dans l’air. Le voyage n’était pas assez aventureux et le pays trop touristisé à mon goût.

Tout change, quand j’entreprends un nouveau tour de Suisse entre novembre et décembre. Le rythme a déjà bien ralenti. Les gens vaquent à leurs occupations habituelles. A mon premier camping, j’ai déjà les pieds dans la neige. Je redécouvre les forêts de conifères du Jura et le bonheur de m’extraire du brouillard du plateau. J’ai seulement un peu froid dans les descentes. Je me méfie plus d’une pluie bien froide qui mouillerait tout mon équipement que d’une neige sèche. J’ai bon chaud la nuit, tant que je ne dois pas sortir de ma tente.

Je trouve refuge chez un copain de longue date. Il a été mis au télétravail. Du coup, il s’est installé dans la maison de son grand-père dans un petit village du Jura qu’il retape à ses heures perdues. Pour lui, le coronavirus est une aubaine. Il peut s’organiser comme il veut et ne doit plus aller au bureau. Il y a une quinzaine d’années, il voulait devenir millionnaire. Maintenant, il veut devenir comme moi.

Je longe le Rhin direction Saint-Gall où un autre copain m’a invité. Je l’avais rencontré cet été quand je me rendais au Tessin à vélo. Nous avions fait route ensemble et campé à côté d’une rivière dans une magnifique forêt d’épicéa. Daniel me fait visiter Saint-Gall. Il adore ce que je fais et me propose même d’aller présenter mon voyage dans la classe de son fils. Le coronavirus m’en empêche.

Durant ces voyages à bicyclette en Suisse, je me suis lié d’amitié uniquement avec des personnes à vélo. Cet été, j’ai passé toute un après-midi avec une Glaronaise partie à vélo pour un entretien d’emploi là-haut sur la montagne. Quelques jours plus tard, j’ai rencontré un fabricant de tympanon. Il revenait du magasin où il avait acheté quelques vis. J’avais campé dans son jardin, plutôt que dormi dans une de ses chambres. Choix judicieux, car le soir, j’ai vomi tout mon souper dans l’herbe plutôt que sur un beau tapis persan (le mille-feuille de chez Volg mangé à midi, franchement…)

Ce fut encore des cyclistes, quand une nuit d’hiver m’avait surpris dans un village Appenzellois. Je croise un vélo avec une remorque pour enfants et surtout une bicyclette de randonnée, la même que la mienne bloquée au Sri Lanka pour cause de coronavirus. Nous terminons la soirée avec une dégustation des liqueurs aux herbes d’Appenzell à nous remémorer les routes d’Asie.

Je rencontrai encore deux couples de voyageurs à vélo expérimentés en Suisse orientale. La communauté est, de fait, très soudée. En dehors de l’espace Schengen, l’écrasante majorité des cyclistes au long court s’arrêtent lorsqu’ils voient un congénère. Ils ont beaucoup d’histoires originales à raconter, car le vélo les oblige à sortir des sentiers battus.

Pour une fois, je discute avec des gens qui comprennent complètement ma démarche et même m’envie. Leur mode de vie m’apparaît extrêmement familier, mais avec une touche de singularité pour l’adapter à leur besoin et à leur vécu. Ils ont une foule de chose à m’apprendre sur l’élevage des lapins, le voyage à vélo au Japon, les bûcherons, l’ostéopathie, les barrages, l’approvisionnement en électricité, les dialectes suisse-allemands, les habitudes des Appenzellois, le bobsleigh…

Vue sur le canton d'Appenzell Rhodes-Extérieures.

J’atteins à nouveau les Grisons, cette fois-ci, enneigés. J’y rencontre, par hasard et coup sur coup, deux cyclistes professionnelles fascinées par mes périples, un docteur à la retraite me racontant les soubresauts de la médecine dans les vallées grisonnes reculées et un jeune cocaïnomane. Ce dernier avait prévu de prendre sa dose à la Feuerstelle (en Suisse alémanique, aire de pique-nique aménagée où du bois est même fourni aux usagers) vers neuf heures du soir. Loin d’être décontenancé par ma présence, il me réveille alors que je dormais sur la seule table disponible (le bois isole bien du froid). Il me demande l’autorisation de sniffer sa ligne et s’exécute sans attendre ma réponse. Quelques instants plus tard, il me parle de la vierge Marie, m’avoue qu’il ne pense pas qu’elle ait pu être vierge, qu’il aurait pu être un voleur et moi un cannibale (je lui semblait si étrange ?), mais que la divine providence à voulu que nous soyons des hommes bien. Il me quitte en me demandant si j’ai besoin d’argent...

J’atteins Davos en soirée. Je me décide à monter au col de la Flüela (2383 mètres d’altitude) de nuit. Je campe au col derrière un beau rocher me protégeant du vent. Non loin, un panneau interdit le camping sauvage. Le matin, dans la descente, la police m’interpelle en suisse-allemand. La conversation se poursuit en Hochdeutsch. Je suis assez discret sur mon lieu de camping. De toute façon, c’est interdit dans toute la région. Des panneaux sont disséminés un peu partout.

Mais, l’heure n’est pas à la traque aux infractions. Ses interdictions sont prévues pour l’été. Les policiers étaient simplement curieux de savoir où j’avais passé la nuit. Ma démarche était tellement inhabituelle qu’ils n’ont pu s’empêcher de me contrôler. Ils hésitaient certainement entre un original, un malandrin ou un clandestin.

Même situation deux jours plus tard, dans le val Poschiavo, situé derrière le col de la Bernina (2328 mètres d’altitude). Je suis maintenant dans le sud des Alpes. La frontière italienne est proche.

Vue sur le canton de Saint-Gall.

Mais, Noël arrive et je ne l’ai plus fêté avec ma famille depuis cinq ans. Il existe des personnes assez stupides pour habiter à deux pas de leur famille, mais se priver de les rencontrer par orgueil déplacé. Pas moi ! Je décide de prendre le train pour me rendre au chalet de ma famille en Valais.

Je me réveille tôt pour démonter ma tente installée devant un magnifique lac. L’air est frais. En ce dimanche 20 décembre, il fait encore nuit. Tout est silencieux. Je n’entends que le bruit de mon mouvement. À deux pas de la gare, alors que mon train allait partir, la police grisonne m’arrête une nouvelle fois, cette fois-ci en italien. Je prendrai le prochain train.

J’ai presque l’habitude. La première contrôle mes papiers alors que le deuxième joue copain-copain avec moi. Je suis, là encore, très imprécis quant à mon lieu de camping. Cette fois-ci, la policière prend beaucoup de notes. Je leur raconte mes voyages. Elle me demande mon code postal et, aussi, si j’ai de l’argent. Je lui assure que oui et me propose de lui venir en aide pour peu qu’elle soit dans le besoin. Elle sourit. Je n’aurais jamais osé parler ainsi en ex-URSS de peur que les forces de l’ordre me répondent par l’affirmative.

C’est la surprise de ces voyages en Suisse : les gens ne m’ont jamais aussi bien compris sauf la police qui ne s’est jamais montrée aussi incrédule (dans les autres pays ils me contrôlaient sans vraiment chercher à comprendre ce que je faisais là).

Quant à moi, je passerai de magnifiques fêtes de fin d’année avec toute ma famille proche : mon père, ma mère, ma sœur, son mari et mes deux neveux.

Une poya décorant une ferme du canton de Fribourg. La poya est une peinture de la transhumance.

Les chutes du Rhin.

Le Creux-du-Van de bon matin.