Les déserts verts des Émirats arabes unis

Je m’extrais péniblement de Dubaï en roulant sur la bande d’arrêt d’urgence d’une route à quatre pistes. Je suis uniquement gêné par une voie de sortie et une réparation de la chaussée qui m’interdisent d’utiliser la bande d’arrêt d’urgence pour quelques mètres. Sur ces routes, je croise bien quelques cyclistes, mais il s’agit de gueux qui n’ont pas les moyens de se payer une voiture. Une fois, deux commis de cuisine soudanais m’avaient escorté depuis Burj Khalifa, la plus haute tour du monde. Fins connaisseurs du trafic local, ils n’hésitaient pas à se positionner sur la gauche de la voie rapide afin d’anticiper la prochaine bifurcation.

A la sortie de la ville, je rejoins une piste cyclable longeant la route. C’est vraiment un coup de chance, car elles ne sont pas courantes dans la région. Le vélo est pensé ici, non comme un moyen de locomotion pour une révolution verte, mais à pratiquer sur des parcours définis entre sportifs.

En retard d’une guerre comme à son habitude, Dubaï essaye de combler son retard en faisant plus gros. Une vingtaine de kilomètres plus loin, cette piste cyclable quitte la route principale pour s’enfoncer, vaillante et solitaire, dans le désert. En comptant toutes les variantes, la piste vogue seule entre les dunes pendant une centaine de kilomètres. À intervalle régulier, des téléphones d’urgence ont même été installés.

Un peu à l’écart de ce circuit, une autre lubie est sortie de terre : des étangs. Rien de très sorcier a priori. Les profs de biologie de mon collège en avaient même créé un. Il suffit de creuser un trou et d’y déposer une bâche pour que l’eau ne disparaisse pas dans le désert. Mais, à l’instar de l’étang de quelques petits mètres carré de mon bahut, ceux-ci mesurent facilement plusieurs hectares. Des tours d’observation parfois climatisées ont été installées par endroit. Le camping est autorisé.

Un peu avant le crépuscule, la sécurité vient me rendre visite. Nous ne nous échangeons pas un mot. Ces messieurs voulaient simplement contrôler que je ne braconnais pas leurs magnifiques carpes koï multicolores, poisson d’ornement spécialement onéreux originaire du Japon.

Des ouvriers du sous-continent indien s’occupent de ces étangs. Ils viennent le matin pour ramasser les détritus, déposer des graines pour les oiseaux, apporter de l’eau avec des camions-citernes et arroser la route en terre pour éviter qu’elle ne craquelle. Des tubes métalliques dans le lac permettent à l’eau de rejaillir. Sans ce travail titanesque, ce coin serait aussi ensablé que le désert qui l’entoure.

De magnifiques colonies d’oiseaux y ont élu domicile. La première nuit, je dors dans une tour d’observation. Au lever comme au coucher du soleil, une nuée de canards me survole. Ils sont bien un millier. Le mouvement de leurs ailes emplit l’air d’une musique tant aérée que profonde.

La nuit suivante, je campe sur la presqu’île d’un étang colonisé par quelques couples de cygnes noirs initiant leur parade nuptiale et des flamands roses. Je suis toujours impressionné de les voir réagir comme des dominos. Lorsque les premiers s’envolent, les suivants effectuent les mêmes gestes avec un temps de retard et donnent à leurs voisins l’impulsion du départ.

Les flamants roses prennent majestueusement leur élan, comme s’ils couraient sur l’eau, penchent leur cou vers l’avant et déploient leurs ailes. Déjà, ils volent en formation au-dessus de l’étang. L’animal semble étiré au maximum. Les pattes et le cou prolonge le corps. Les ailes sont clairement déployées. Vue de la terre, leurs couleurs orange, blanches et noires qui semblaient fusionner au repos, ressortent maintenant clairement et me rappellent les coprins chevelus vieillissants de nos montagnes. Je m’endors au son de leurs chants, grognements, cris et barbotage dans l’eau.

Un photographe émirati, Sami, me demande l’autorisation de s’installer prêt de ma tente aux premières lueurs du jour. Je suis encore à moitié endormi, bien emmitouflé dans mon sac de couchage. Je croyais les flamants roses debout sur une patte, la tête enfouie dans les plumes de leur dos. Je découvre qu’ils sont déjà réveillés et vais rejoindre Sami, déjà à l’affût derrière son appareil photo.

Nous nous lions rapidement d’amitié. Sami me donne la moitié de son falafel et une boisson. Amoureux des lieux, il y vient presque tous les jours depuis Abou Dhabi. Il est content de son roi, car il les aide bien. Les retraites sont confortables, la couverture médicale étendue, les emplois lucratifs et l’éducation gratuite. Sami sait que ses enfants sont en de bonnes mains.

Les mauvaises langues diront que ce gouvernement paternaliste fait tout pour que ses sujets s’endorment dans une douce opulence et ne remettent pas en cause le système. Les bonnes langues rétorqueront que ledit système est issu de leur tradition. Le roi se doit d’être proche et à l’écoute du peuple.

Sami m’explique que les Émirats ne sont pas riches à cause du pétrole, car d’autres pays dans le monde sont pauvres malgré leur pétrole. Ils sont riches grâce à leurs capacités intrinsèques au-dessus de la moyenne. Je l’avais déjà lu dans un livre pour enfants qui expliquait l’histoire des Émirats arabes unis. Une impulsion créatrice avait été donnée par des émirs éclairés pour créer une nation moderne. À aucun moment, il n’était fait allusion au pétrole. Ce doit être terrible d’être riche quand on ne le mérite pas ; un peu comme moi, en fait.

Les Émiratis sont peu nombreux, à peine plus d’un million. Ils doivent malheureusement déléguer du travail aux immigrés (presque dix fois plus nombreux que les autochtones) m’explique Sami. Un fois payés, ces étrangers envoient une partie de leur salaire dans leur pays d’origine. L’argent sort donc du circuit économique des Émirats arabes unis et le pays s’appauvrit. D’un coup, les immigrés passent ainsi du statut d’exploités à celui de profiteurs (sauf que si des Émiratis travaillaient à leur place, ils devraient être payés vingt fois plus).

Je quitte les flamants roses avec regret pour me diriger dans le désert. Les dunes changent de couleur au fil des kilomètres avant de céder le pas à un désert de roches et de montagnes stériles. Je roule souvent sur des routes à plusieurs voies. Je reçois des signes de sympathie, parfois une bouteille d’eau, véritable or du désert. Heureusement, elle n’est pas dure à trouver. Souvent situées à côté des mosquées, des filtreuses offrent de l’eau potable réfrigérée à tout passant. Je ramasse du bois la journée pour le feu du soir accompagné de grillades de cailles ou de dromadaire. Des petits villages sans prétention tranchent sèchement avec la frénésie de Dubaï. Bientôt, je quitte les dunes pour les montagnes arides.