Iran : mariage temporaire et lac Caspien

Devant une yourte turkmène.

Je n’espérais plus rencontrer de Turkmènes. Le visa pour le Turkménistan m’avait été refusé à deux reprises. J’avais pris un avion à regret pour atterrir en terre iranienne. Le Turkménistan était derrière moi.

Aussi, ma surprise fut de taille lorsqu’un Turkmène à moto engage la conversation (une mosaïque d’ethnie vit en Iran dont une petite minorité de Turkmènes). J’atterris dans la maison de son grand-père, un homme calme, fumant de l’opium pour ajouter du piment à son existence.

Je suis surpris par les murs de la yourte turkmène, en treillis de bois serrés. Elle est ainsi plus à même de laisser passer l’air pour résister aux fortes chaleurs. Rarement visible, elle n’est plus guère utilisée en Iran. Les maisons climatisées lui volent incontestablement la vedette.

Je rejoins la mer Caspienne ou plutôt le lac Caspien, puisque la diplomatie iranienne la considère comme tel. Le statut de lac ou de mer est déterminant pour le partage des eaux et donc des ressources (en particulier pétrolières). En 2018, les cinq pays côtiers avaient décidé qu’il s’agissait d’une mer pour ses ressources, mais d’un lac pour qu’une puissance militaire non-riveraine ne puisse pas y croiser. Ainsi, les Iraniens et les Russes ne risquent pas d’y voir apparaître une base militaire américaine ou chinoise. Les Turkmènes, Azerbaidjanais et Kazakhs sont, de leur côté, avantagés pour exploiter les ressources.

La mer Caspienne n’est certainement pas la plus belle des mers et la route qui la longe en est trop éloignée pour qu’elle ne soit pas ennuyeuse. Heureusement, les Iraniens parviennent à lui donner du caractère. Les familles n’hésitent pas à poser un tapis sur le sol pour y pique-niquer et y passer une moitié de la journée. Cet aspect proche de la nature et bon enfant me plaît beaucoup.

Le camping sauvage le long de la Caspienne est très populaire. Parfois des dalles en béton permettent de s’installer. J'y croise toujours les mêmes tentes, très faciles à monter d'ailleurs. Les armatures sont élastiques comme le chewing-gum. La structure est élancée pour mieux prendre le vent. Une seule couche protège des intempéries et des moustiques tant qu'il fait beau et sec. Si les sanctions contre l’Iran disparaissaient, ces tentes ne résisteraient certainement pas à la concurrence.

Les Iraniens se baignent à leur manière, à moitié habillés pour les hommes complètement pour les femmes. Les scènes sont pittoresques. Des plages réservées aux femmes existent. Elles sont à l’abri des regards indiscrets derrière de hautes palissades qui s’étalent sur la mer pour ne pas être prises à revers. Il n’aurait pas fallu s’amuser à faire un petit trou à l’aide d’un tire-bouchon pour zieuter. C’était du sérieux.

Les Iraniens ont la fâcheuse tendance à abandonner leurs déchets, au point de laisser des coins paradisiaques jonchés de détritus. Dans le même temps, ils entretiennent une proximité indéniable avec la nature. Un bosquet leur plaît ? Ils posent un tapis par terre et profitent de ce coin de paradis. En Suisse, c’est souvent l’inverse. De grands slogans écologistes sont avancés par des citadins rarement en forêt ou incultes de sa richesse.

J’aurais espéré que les ayatollahs se révèlent de grands défenseurs des écosystèmes. Ils auraient pu argumenter que la nature est un don de dieu et que la salir, c’est la blasphémer. Mais, l’islam est trop empêtré dans ses vieux démons pour s’intéresser à l’écologie.

Je traverse la ville côtière de Mahmoudabad. J’ai l’intention d’aller camper un peu plus loin. C’est sans compter Mohammed Hussein, un homme de mon âge. Il est surpris de voir un étranger en ville et veut me présenter à sa famille. Je m’imaginais le thé vite avalé. Une demi-heure plus tard, je serais déjà de retour sur la route et n’aurais aucun mal à trouver un coin pour la nuit. En cette saison, les journées sont longues. J’étais loin de me douter que cet arrêt allait durer quatre jours.

Alors que nous nous dirigeons chez lui, plusieurs passants nous lancent des regards réprobateurs puis interrogent mon hôte sur ses intentions. Nous nous éloignons un peu du centre, marchons sur une route non asphaltée et arrivons devant une rue d’immeubles locatifs beiges construits sur trois étages. Leur appartement est au rez-de-chaussée.

Nous pénétrons dans la maison de sa mère. Il y habite en été en compagnie de sa sœur. Les dames sont extrêmement contentes de me voir. Je crois qu’elles s’ennuyaient un peu. Les présentations à peine faites, la police débarque. Elle contrôle calmement mon identité ainsi que celle de mes hôtes. Elle veut simplement s’assurer que je suis en de bonnes mains. Au moins, je sais maintenant que j’y suis en sécurité.

Dans une ville de la région, un fait divers avait défrayé la chronique il y a quelques années. Des Iraniens avaient invité un Allemand chez eux pour le détrousser. L’animosité des badauds pendant que nous marchions ensemble y trouve son origine. Les Iraniens se font un point d’honneur de donner à l’étranger un bon souvenir de leur pays et se sentent responsables des actes de leurs concitoyens.

La famille m’encourage à rester encore et encore. Au début, j’ai cru qu’ils agissaient par simple politesse. Les Iraniens sont passés maîtres en la matière. Ce genre de courtoise sont regroupées sous le mot persan taarof. Ainsi, un commerçant propose souvent à son client de ne rien payer. Son interlocuteur se doit de refuser avec véhémence.

Je n’avais de prime à bord aucune envie de rester. Mais, je me suis rendu compte que leur hospitalité était sincère, les journées pluvieuses et la fatigue accumulée importante.

Le rêve de Mohammed Hussein est de partir à l’étranger. Il est sûr que, le jour où il posera le pied en terre allemande, il aura tout pour lui : un travail intéressant, une richesse opulente et une magnifique blonde pulpeuse comme dans les pornos qui n’hésitera pas à porter le hidjab (foulard islamique couvrant tous les cheveux) pour qu’il daigne à la marier. Mohammed Hussein peste contre les Iraniennes qui ne sont intéressées que par les hommes qui ont du travail et de l’argent. En Europe, les femmes choisissent par amour m’expliquent-ils.

S’il n’a jamais voulu de famille en Iran (il rêve d’une Occidentale sensuelle), Mohammed Hussein s’est déjà marié en contractant un mariage temporaire, appelé sighe en persan. Le couple se rend chez un mollah et lui indique la durée souhaitée de l’union (de quelques heures à plusieurs années) ainsi que le montant de la dot. Les hommes peuvent en contracter plusieurs au même moment alors que les femmes doivent attendre deux à trois mois entre chaque mariage pour s’assurer n’être pas tombées enceinte.

J’aime cette pratique parce qu’elle offre une soupape à une société très restrictive et crispée sur la question de la sexualité. Elle donne aussi une image totalement différente des ayatollahs que je croyais si prude. L’islam shiite devient même une des religions monothéistes les plus libertines. Le sighe serait aussi une alternative intéressante aux divorces dans notre société. Il suffirait de s’unir pour une durée limitée et de faire le bilan à échéance. Cela étant dit, le plus souvent, le sighe est un stratagème pour contourner l’interdiction de la prostitution.

Mohammed Hussein pense que s’il visite l’Europe, il aura de grandes chances d’y rencontrer sa promise dans le mois. Mais, il n’est pas assez riche pour un visa touristique. À trente-sept ans, il est trop âgé pour un visa étudiant et, peut-être, pas assez malin. Pour recevoir un visa de travail, il doit obtenir un contrat avant son départ, mais sa formation d’ingénieur chimique date et il n’a jamais travaillé dans ce domaine. En attendant que ses rêves se réalisent, il s’occupe avec son téléphone portable la nuit et dort le jour au point d’en négliger ses prières journalières.

Le cas de Mohammed n’est pas isolé en Iran. Nombre de jeunes désirent quitter leur pays. Ils cultivent des idées totalement farfelues de l’Occident.

Les Iraniens n’ont pas compris que leur qualité de vie est bien meilleure qu’ils ne le pensent. Je le dis sans aucune condescendance ou romantisme. Leurs maisons sont souvent belles. Leurs tapis, de loin pas gratuits, occupent de larges pièces. Leurs voitures sont vétustes, mais fonctionnelles. Les biens de première nécessité sont bon marché. Le soutien familial demeure important. Si un Iranien débarque seul en Europe, il n’atteindra certainement pas le niveau de vie qu’il avait dans son pays natal du jour au lendemain.

Les Iraniens sont cependant désavantagés pour voyager. Le cours de change leur est défavorable et les sanctions gênent. J’avais rencontré un Iranien qui avait voyagé à vélo avec sa femme près de deux ans en Amérique du Sud et en Europe. Aucune banque n’avait voulu leur ouvrir un compte. Ils avaient dû faire un montage pour s’en sortir et payer une commission à chaque intermédiaire.

Livre d'école iranien.

Les candidats à l’immigration veulent, en apparence, quitter le pays pour des raisons économiques. Le manque de liberté y joue certainement un rôle, mais, à mon sens, le sentiment de relégation induit par les sanctions est déterminant. Tant d’Iraniens se sentent exclus du monde contemporain et gardent le souvenir tenance de la grande fraternité avec les Occidentaux du temps du chah.

Pendant que Mohammed Hussein dort, Dana, la sœur, sa mère et moi partons nous promener le long de la rivière à la fertilité exubérante. Une liane rampante avait grimpé sur un feuillus. Ses pastèques pendaient maintenant comme s’ils étaient les fruits d’un arbre. Un bananier poussait, mais ses fruits ne parviendraient certainement jamais à maturité. J’ai prêté mon vélo à Dana pour faire un tour, activité peu commune pour les Iraniennes (J’en ai vu que deux durant mes trois mois en Iran). Elle en revient transformée.

Un autre jour, nous nous rendons à la plage. Dana et sa mère ne voulaient pas se baigner. J’ai nagé. Pris par mon élan, elles ont commencé à tremper les pieds, puis à s’asperger toujours un peu plus. Elles sont rentrées trempées à la maison.

À notre retour, dans une ruelle, nous croisons une voiture roulant au pas. À son bord, deux mâles, look soigné, fenêtre ouverte, musique débordante. Devant eux, trois filles, toutes pimpantes et maquillées. La moitié de leur chevelure dépasse de leur voile. La rencontre semble inévitable. L’absence de bars et de nuits endiablées en Iran obligent à draguer différemment.

Dana porte un vrai hidjab. Il dissimule une longue chevelure blonde et ondulée que j’ai entraperçu à quatre heures du matin quand elle traversait le salon où je dormais avec Mohammed Hussein. Elle estime que le voile l’a prétéritée pour trouver du travail dans la sphère privée où les employeurs préfèrent des femmes plus aguicheuses. Le voile est toujours obligatoire en Iran, mais les Gardiens de la Révolution sont de nos jours moins regardants.

Dana est pour la liberté de porter le voile. En le rendant obligatoire, les autorités ont supprimé la frontière entre pratiquants et sceptiques. La communauté musulmane est ainsi moins repérable alors même que le pays semble profondément irréligieux et anticlérical.

Dana souffre de la misogynie ambiante. Les Iraniennes ont pris goût à la liberté du temps du chah et l’ont transmises aux futures générations. Elles m’apparaissent comme plus émancipées que les Émiraties invisibles, les Omanaises distantes ou même que les Turques coincées par leur nationalité et leur famille.

Jamais Dana ne remettrait en cause l’islam, mais elle critique les ayatollahs (guère populaires) qu’elle considère comme de mauvais musulmans. C’est leur faute si l’islam en Iran n’est pas comme elle voudrait qu’il soit, pas de la faute de l’islam lui-même.

Le premier jour de l’année musulmane, la maman de Mohammed Hussein évite de sourire et de parler. Pour les chiites, cette date marque le début de la commémoration du martyr d’Hussein qui aura lieu dix jours plus tard lors de la fête d’Achoura. Hussein, mort en 680, est le troisième imam des chiites duodécimains, la religion des ayatollahs actuellement au pouvoir en Iran. Son décès constitue une fête très importante, parce que son combat contre l’oppression marque, de manière rédhibitoire, la fracture entre chiites et sunnites.

Une mosquée comme tant d'autres en Iran. Les fidèles prient. Quelques hommes viennent juste pour dormir. L'art de la miroiterie est souvent présente dans les lieux de culte.

Je me rends à la mosquée avec Dana et sa mère que je quitte à l’entrée. Elles se rendent à la salle de prière des femmes. Je vais chez les hommes. La cérémonie commence par le long monologue de deux mollahs qui font semblant de se lamenter et de pleurer le terrible sort de l’imam Hussein. J’avais l’impression qu’ils contenaient un fou rire et je commençais à être contaminé… Heureusement, la cérémonie se transforme rapidement en un concert de métalleux. Toutes les ouailles sont habillées en noir. Une mélodie mélancolique se propage dans la semi-obscurité de la salle. Les fidèles se tapent virilement la poitrine avec la main au rythme des percussions et crient Hussein à intervalle régulier. Ils remuent toujours plus. Certains terminent leurs mouvements genoux à terre. J’ai l’impression qu’ils tentent d’entrer en transe. Cette atmosphère me plaît beaucoup dans un pays où les discothèques sont interdites tout comme la musique occidentale en général.

À la sortie, une collation est offerte à tous les participants. Il s'agit du nazri, une distribution de nourriture très courante durant ces festivités. Les généreux donateurs espèrent qu'ils s'attireront ainsi la protection et l'aide de Dieu. J'en bénéficierai souvent ces prochains jours. Je retrouve Dana et sa mère. J’apprends que les femmes se sont limitées à se tapoter gentiment sur le cœur. Je suis aux anges. Pour une fois en terre musulmane, c’est plus intéressant chez les hommes (j’y ai accès) que chez les femmes (je n’y ai pas accès). La commémoration ne fait que commencer. Les prochains jours se succèderont flagellation, représentations théâtrales de la mort d’Hussein, cortèges, sacrifice animal, nazri...