Des déserts oubliés aux terres creuses

De retour sur mon vélo, je pénètre dans les steppes arides de l’Ouest du pays que je considèrerais volontiers comme un désert si les Mongols ne venaient me contredire. Ça compte encore comme de la steppe ! Un grand-père me précède en moto pour me montrer un raccourci perdu dans une nuée de pistes partant dans toutes les directions. Comme je ne vais pas assez vite et qu’il ne veut pas y passer la journée ni m’abandonner, il accroche une corde à mon vélo et me tire sur une quinzaine de kilomètres. Cette utilisation illicite du matériel est tout de suite sanctionnée : la pièce reliant le porte-bagage avant à mon cadre se fissure… Je la ressouderai à la prochaine ville dans cinq cent kilomètres. En attendant, j’essayerai de charger l’avant au minimum.

Une petite gorge débouche sur une large plaine où de gros blocs polis et bien emboités forment des rochers d’une cinquantaine de mètres de haut, truffés de surplombs et d’interstices tant propices aux nuits à la belle étoile qu’aux lapins, renards et serpents. Je choisis la prudence et monte ma tente.

Le soir, deux jeunes viennent longuement s’entretenir avec moi puis disparaissent derrière les collines. Le lendemain, ils réapparaissent et me guident jusqu’au sommet. Au village, c’est l’ami d’une amie qui m’invite dans sa yourte. Enceinte, elle est en vacances chez ses parents avec ses deux enfants. On mange des brochettes de viande, finement coupées et des tonnes de buuz, sortes de ravioles mongoles huileuses cuites à la vapeur.

Deux villages plus loin, je tombe nez à nez avec le président du village. Ce dernier m’invite à une cantine, puis me loge dans le bâtiment municipal. L’épicière me voit passer à l’entrée de son magasin et me donne un kilo d’aaruul, lait caillé séché parfois un peu sucré. Je n’ose pas entrer dans son magasin de peur de recevoir produit sur produit gratuitement ni me risquer chez la concurrence de crainte de la vexer. Je repartirai donc du village avec des provisions un peu menues. Le président et ses conseillers, viennent arroser notre rencontre avec un litre de vodka en soirée. Ils promettent de revenir pendant la nuit mais ce n’est, heureusement, que le lendemain vers 6h00 que le président vient me réveiller et m’apporter un os à ronger pour le petit-déjeuner.

De menues rivières sur le haut de vallées bien vite asséchées forment de maigres étendues verdâtres, véritables oasis du coin, autour desquelles paissent les animaux et se dressent des yourtes. Passé le col, je croise des nomades dans la descente, désolés de m’annoncer que j’ai raté la bifurcation et qui m’invitent dans leur yourte. Le président du village suivant y est attablé. Il est lui aussi désireux d’organiser mon séjour dans sa juridiction. Le mauvais réseau cellulaire l’empêche de téléphoner et j’oublie son adresse avant mon arrivée au village. Rien de grave : ces concitoyens m’inviteront d’eux-mêmes !

Un enfant de quatre ans à peine capable de parler me salue de son cheval, prend les chocolats que je lui tends et revient pour me donner de l’aaruul. Un peu plus tard, il repasse, accompagnant quatre veaux vers leur pâturage. On imagine mal le déchirement pour cet enfant devant bientôt abandonner sa famille, son mode de vie, sa yourte et ses bêtes pour se rendre à l’internat du village - en 2014, le taux de scolarisation était de 94,9% (21).

Les enfants mongols accourent souvent pour me guider ou m’aider à monter ma tente. Particulièrement débrouillards, ils aiment se montrer utiles à la première occasion. L’enfant mongol met la main à la pâte à la campagne plus encore qu’en ville. Il n’est pas rare de les voir garder chèvres et moutons, chercher l’eau au puits à l’aide de fûts posés sur de petites charrettes et plus généralement répondre aux sollicitations des adultes.

Sur les campements, les enfants m’invitent à jouer avec eux : course de vélo, corde à sauter, lutte mongole, jeux d’osselets… En soirée, je ramène avec eux le bétail vers la yourte à grands renforts de « tchaa » pour les chèvres et les moutons et de « khouge » pour les bovidés.

Ils sont habitués tant à donner un coup de main sans rechigner qu’à recevoir sans quémander. Ainsi, un enfant qui demande bonbon ou argent, sera systématiquement réprimandé. C’est seulement quand un adulte sort des bonbons de sa poche qu’ils joignent les deux mains pour recevoir avant de remercier sobrement.

Il n’est pas rare qu’un enfant se fasse gronder pour une raison que je ne parviens pas à élucider. La grand-mère tire un garçon hors de la chambre en le traitant d’indiscipliné ou engueule une petite fille à table. Qu’ont-ils fait ? Mystère ! A contrario, la clémence des adultes me laisse parfois pantois. Les parents appellent à table, le petit Boumka fait une génuflexion, prend un buuz et s’en va le manger ailleurs, sans aucune réaction des parents.

Course pendant le Naadam, sorte de jeux olympiques mongols. Les enfants sont chargés de monter les chevaux.

Une petite fille pleure et se cache derrière les rideaux. Personne ne va la chercher. « Pauvre petit bout de chou » ai-je pensé en allant voir ce qu’elle avait. Aux caprices de l’enfant, il ne faut pas réagir. Encourager, certes ; encenser en aucun cas. L’enfant risquerait de se prendre pour le centre de la famille et de vouloir dicter sa loi. Dans une perspective chamanique, la langue noire des mauvaises paroles et des calomnies n’est pas moins dangereuse que la langue blanche des compliments et des louanges source de jalousie des hommes et des esprits.

La fille de Chimgee avait été scolarisée à l’école enfantine en Suisse : « quand elle revenait de l’école, elle disait toujours, j’ai le droit de faire ceci, d’avoir cela, elle avait beaucoup de revendication ». Une année après son retour en Mongolie, sa façon de s’exprimer a radicalement changé : « Maintenant, elle me demande les choses différemment. Elle dit : "maman tu ne veux vraiment pas me donner ou m’acheter ça" et si je dis non, en général, elle ne discutaille plus ».

Quand les dunes apparaissent au loin, le plus dur commence : mes roues enfoncent dans le sable des pistes. Je pars en soirée, roulant jusqu’à minuit pour éviter les grosses chaleurs de la journée. Mon plan aurait fonctionné si je n’avais pas manqué une bifurcation : je me réveille au milieu de nulle part avec un vent sablonneux et un soleil brûlant pour toute récompense. Un nomade m’aiguille vers un petit col pour rejoindre la piste principale partie toute seule vers le nord-ouest. Je dois pousser. A chaque pas, je vacille, gêné par le sable.

L’eau bien fraiche d’un puits inattendu méritait tous ces efforts. Mon bonheur aurait été à son comble si le dernier utilisateur du second point d’eau n’avait pas jeté le seau avec la corde. Plantant ma tente entre stupa, moulins à prière et ovoo, les maîtres des lieux me punissent : un arceau de ma tente casse au petit matin. Je devrai dormir quelques jours à la belle étoile, situation idéale pour contempler le ciel ; sans compter qu’une tente est une protection très éphémère contre les serpents, loups, chiens errants et éventuels bandits de grands chemins.

Enfin, le dernier village apparaît, bloqué au nord par un désert de sable s’étendant à perte de vue. Dans ce décor des plus arides, des vaches se baladent sur l’arrête des dunes et un cavalier poursuit son troupeau de chevaux signe que la vie l’emporte toujours. Dans le village, la banque est en réparation et j’effectue donc un payement dans une yourte aménagée pour les clients. Tout y est : guichet, imprimantes, ordinateurs, dépliants publicitaires, jeune homme cravaté …

La yourte s’adapte si bien à tous les environnements et les situations. Dans le quartier des yourtes à Oulan-Bator, elle constitue souvent une pièce supplémentaire. Lors de manifestations, elle devient une cantine ou un hôtel facilement démontable. Sur un chantier elle peut servir à loger les ouvriers, au gardiennage ou encore de réduit. Pour les étrangers en Mongolie, elle devient l’équivalant d’une tente exotique et confortable. Les vacanciers mongols lui redonnent une utilité pratique. Ils la prennent d’assaut avec des kilos de viande qu’ils placent à gauche de l’entrée, préparent les repas du côté droit, cuisinent sur la poêle et relèvent le bord des toiles pour aérer.

Dès la sortie du village, une mer de sable lèche mes roues, impatiente de m’avaler et se moque de mes frêles épaules bien incapables de pousser mon vélo pour gagner la rive. Une vaste étendue se dresse devant moi bien décidée à noyer mon radeau. Je me réfugie sur une île flottante dans laquelle les insulaires sont tant heureux que surpris de m’accueillir avec du thé au lait et un bol de fruits des bois. Ils me protègent de leur requin apprivoisé. Les nouvelles sont plutôt bonnes : pour éviter le naufrage, il me suffira de m’agripper à la ligne téléphonique, seul signe de civilisation épargnée par la marée.

Les deux kilomètres me séparant des poteaux semblent interminables, l’océan étant peu disposé à rendre ce qu’il a pris. Alors que je me sentais défaillir, les habitants de la yourte viennent me secourir dans une vieille voiture lavée par les années, soulèvent mon vélo bien chargé et le posent sur le toit. Je m’assieds à l’arrière à côté des matelots, glisse une main par la fenêtre pour stabiliser mon bagage et me laisse guider par le capitaine. Le rafiot file vers cette bande de terre invisible épargnée par les flots. Dès les premiers poteaux, je respire à nouveau l’air du large et de la liberté. Outre quelques lames de fond qui écument le rivage, la piste est agréable. Celle-ci se prolonge dans des montagnes rocailleuses s’extirpant difficilement de cette mer jaunâtre dont l’écume poussée par le vent atteint les versants. Ce n’est qu’au col que je peux définitivement oublier le pédalo et les marins pêcheurs ! Comme souvent dans ces steppes, le ciel est plus peuplé que la terre. Pendant toute une journée, je verrai deux avions mais ne croiserai la moto que d’un nomade accompagné de son fils muni d’un lasso.

Après une centaine de kilomètres sur cette piste incertaine, je vois apparaître au détour d’une colline un morceau de civilisation jeté dans la steppe et relié à une route asphaltée. Aux rêveries sur d’exotiques oasis, terres de repos, de jouissance et de plaisir, les villages mongols renvoient une réalité dure et sèche. Ces derniers sont souvent aussi dénudés que la steppe à l’exception de quelques arbres spécialement plantés aux alentours des bâtiments communaux. Des palissades en bois encerclent yourtes et bâtisses sur un étage. Une ruelle en terre constitue le centre du village comprenant une cantine, une ou deux banques dépourvues d’ATM et des magasins, à l’étalage limité, vendant rarement des produits frais. Les enfants cherchent l’eau au puits avec de grands tonneaux montés sur des charrettes. Les douches communales permettent de se laver à l’eau chaude. Un hôtel au confort minimal complète le tableau.

Je me trouve dans l’aïmag de Khovd, à l’est du pays, connu pour ses nombreuses ethnies, appartenant presque toutes au peuple mongol. Par le passé, ces peuplades se sont entre-déchirées à tel point que les Khalkhas -l’ethnie majoritaire de Mongolie- avaient prêté allégeance à l’empire chinois en 1691 afin d’éviter l’invasion par les tribus de l’Est. Que reste-il de ces antagonismes d’autrefois ?

A Zereg, les habitants sont de l’ethnie Dzakhtchine : « La différence c’est que les Khalkhas sont mauvais » lâche le gérant de l’hôtel. « Non ce sont les Dzakhtchines » répond hilare l’épicière chez qui il est venu acheter un paquet de cigarettes. On se croirait dans la cour d’école.

Difficile pour un observateur étranger de déceler la moindre différence. L’ethnie est bien acceptée et intégrée à tel point qu’un Dzakhtchine de Zereg, Tsakhiagiyn Elbegdorj, a été élu président de la Mongolie en 2009 puis réélu en 2013. Quelques particularismes régionaux discrets subsistent néanmoins : costumes traditionnels, vocabulaire spécifique et accent. Avec eux, la langue mongole s’étale en fin de phrases de manière moins rugueuse.

D’autres différences sont dictées par l’environnement. Les Dzakhtchines s’installent dans les montagnes l’été pour éviter les moustiques et descendent en plaine l’hiver pour se protéger du froid de leurs hautes montagnes. Dans nombre de régions de Mongolie, les nomades font l’inverse : ils montent sur les versants de leurs collines pour échapper aux vents glaciaux qui balaient les plaines.

En règle générale, la spécificité d’une ethnie ne repose pas sur ses caractéristiques proprement dites mais sur le halo de mystères et de légendes qui circule à son sujet. Ma prof de mongol me parla un jour des Khotons, minuscule ethnie, majoritaire dans seulement un village de l’aïmag d’Uvs. Quand Poudgé avait sept ou huit ans, un homme fin et longiligne avec de grands yeux aux teintes verdâtres ressemblant à ceux des chiens approcha son père. Il demanda l’autorisation de s’installer dans son enclos à côté de sa yourte. Celui-ci accepta tout de suite à la surprise générale. Plus tard, il s’expliqua : « C’est un Khoton, il ne faut pas le mettre en colère, car leurs malédictions sont extrêmement puissantes ». Les deux yourtes se firent face pendant dix ans, les familles devinrent amies et les enfants jouèrent souvent ensemble. Les parents de Poudgé lui rappelaient cependant toujours qu’elle ne devait surtout pas se bagarrer avec ces enfants.

J’ai rencontré un Khoton par hasard dans les steppes du Nord-Ouest où sa famille avait déménagé. Il suivait son troupeau avec sa moto, habitait dans une yourte, était gros avec de petits yeux bridés et rien ne semblait le différencier de son voisin khalkha. J’ai essayé de faire allusion aux malédictions mais il n’avait pas l’air d’être au courant. Le soufflé s’est quelque peu dégonflé jusqu’à ce qu’il me parle de sa foi musulmane que je n’aurais jamais deviné : il ne portait aucun signe distinctif et la mosquée la plus proche était à environ cinq heures de route. Cette pratique serait un des vestiges de leurs origines turques que seule la transmission orale vient étayer.

Mon cadeau d’anniversaire sera d’assister aux préparatifs d’une caravane de chameaux, partant à travers une plaine marécageuse infranchissable en voiture. La mère guide la caravane à cheval : cinq chameaux pour une yourte, le mobilier et les provisions. Dans un petit vallon, les montagnes sont si ensablées que je me crois en face de gigantesques dunes. Plus loin, alors que je m’apprêtais à camper dans un magnifique décor alpin de petits lacs et de roches soigneusement polies un nomade m’invite chez lui. « Ce n’est pas loin tu verras. Il y a quatre yourtes me dit-il en mimant leur emplacement avec ses doigts. C’est la deuxième. Ma voiture sera à côté ».

Une heure plus tard, la nuit tombe sur les montagnes et la yourte n’est toujours pas visible. J’hésite à rebrousser chemin. Enfin, j’aperçois des signaux lumineux. Le grand-père guettait mon arrivée. Chimba a trois enfants et sa femme est enceinte. La grande sœur de six ans est fière de pouvoir traduire ce que je dis du mongol au mongol à son grand-papa. Le chaton tente de pénétrer dans la maison par l’ouverture de la couronne en s’agrippant à la cheminée, abandonne l’idée et se met à miauler. Dans la yourte, un calendrier offert par le développement suisse permet à mes amis mongols d’admirer le Lavaux et le pont de Lucerne. Ils voyaient les photos tous les jours mais ne connaissaient pas leur pays de provenance.

Chimba a travaillé dans la construction à Oulan-Bator. Il a apprécié la ville mais ne veut plus y vivre : « maintenant je m’occupe de mon cheptel dit-il sans aucune tension, comme s’il fallait un temps pour tout, mais j’y retournerai l’été prochain pour la compétition de tir à l’arc, ajoute-t-il. Regarde mes médailles, j’en ai une trentaine. Je m’entraine depuis la fin de l’hiver (janvier) jusqu’au Naadam à côté de ma yourte ». L’hiver, le campement se rapprochera du soum pour permettre à la petite fille d’aller à l’école et bénéficier d’un climat plus clément.

Je me réveille. Je n’ai bu que du thé au lait toute la soirée et mon corps peu habitué à ce régime réclame de l’eau. Je pars chercher une bouteille sur mon vélo. La yourte est encerclée par les chèvres sous le ciel étoilé. Le thermomètre descend à moins trois. C’était un bon jour pour être invité !

Le matin, les enfants jouent avec le chat sous le regard attendri du grand-père. Les chèvres sont déjà reparties dans les pâturages. La mère se met à cuisiner avec les produits de l’élevage. Pour repartir de cette vallée reculée, la famille m’indique un col à plus de 3000 mètres d’altitude sur une piste invisible. Je rejoins, en zigzaguant dans les pierriers, une route creusée par les passages mais indiquée sur aucune carte, passe un deuxième col et me lance dans une descente sèche et caillouteuse. La route poursuit sa chute dans un long canyon traversant la rivière une petite dizaine de fois au gré de ses caprices pour déboucher, enfin, sur un fleuve prenant ses aises et transformant bien vite la plaine en un labyrinthe de méandres et de marécages encerclé par les montagnes. La route décidément malmenée n’a plus qu’à se réfugier sur le coteau. Je suis arrivé en pays kazakh.

Dépouillement d’une marmotte.