La Géorgie: trois petits toasts et puis s'en vont

Il faut boire rapidement avant de poser la corne car celle-ci ne saurait tenir à la verticale sur la table!

 

Après l’hiver turc et mes pérégrinations religieuses, j’avais besoin d’une touche de douceur et d’insouciance. La Géorgie ne semblait en rien s’y prêter. Le pays est morcelé par les sécessions de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, les routes sont en mauvais état et les retraites ridicules. Les rivalités entre les patriarcats de Moscou et de Géorgie risquaient de m’attirer dans un labyrinthe sans fin. La cohabitation d’un si grand nombre de communautés sur un si petit territoire -notamment Géorgiens (majoritaires), Mingréliens, Lazes, Adjars, Svanes, Arméniens, Azéris, Russes, Grecs, Ossètes- semblait m’amener inéluctablement vers une étude minutieuse des tensions inter-ethniques.

Je m’interroge : Ai-je évité ces rencontres douloureuses grâce aux réjouissances des fêtes de fin d’année, l’état d’esprit des géorgiens ou la neige bloquant les coins moins en phase avec la pensée dominante? Comme le dit la sagesse populaire : « On trouve ce que l’on cherche ».

Ma mémoire s’entremêle dans des toasts sans fin, richesse culturelle des Caucasiens dont les Géorgiens sont certainement les dépositaires. Malheureusement, ces grands moments de poésie éphémère, disparaissent, trop souvent, dans l’oubli et l’alcool : «Viens assieds-toi avec nous et prends un verre me dit le tamada (responsable des toasts) auto-proclamé. Une bonne maison a besoin de murs solides et de hauts plafonds. La famille c’est la même chose, buvons à notre famille et à tous ceux qui nous sont chers ».

A Batumi quelques constructions sont un peu fantasque! Peut-être que dans une centaine d'année on appellera ça le style oligarque...

Le toast suivant traitait ironiquement de la place de la femme dans la société géorgienne : «  Nous croyons diriger mais nous subissons un matriarcat » dit-il  devant sa femme qui, déjà debout et prête à partir, la veste de son mari suspendue à ses mains, le mitraillait du regard. Après une rafale de toasts, nous prenions l’air sur la jetée de Batumi où la neige volait la vedette aux vagues. Sur le retour, alors que je me voyais déjà dans mon lit, les pas de mes hôtes me guidèrent dans un bar en plein concert. C’est seulement sur le pas de la porte que je m’apercevais que je n’étais pas rendu. Fier de leurs vins, les gérants – des copains – ne purent s’empêcher de m’apporter plusieurs verres à la fois, afin de me faire découvrir les délices de leur cave.

Mon vélo nécessitait quelques réparations. Sur l’avenue Pouchkine, tous les magasins de vélo de la ville se suivaient. Le premier, flamboyant, avait du matériel high-tech mais personne n’y était en mesure de dévoiler une roue. En face, le gérant semblait spécialisé dans les vélos pour enfants. A sa gauche, une bande de copains faisait de la recherche en mécanique. Je les voyais taper comme des burins dans une tentative désespérée d’étendre la tige de selle d’un vélo. D’autres s’entrainaient à enlever un pneu à mains nues sans craindre de démolir la jante qu’ils écrasaient sur le sol avec leurs pieds. Heureusement, un fier arménien, Narek, seul dans son garage, était compétent pour la besogne.

Conciliabule sur les éventuelles réparations à effectuer!

Le soir, après avoir changé un rayon, le pignon arrière et la chaîne, je m’aperçus que plus rien ne fonctionnait. Mon réparateur écarquille les yeux. Le plateau-avant était éreinté et la jante fissurée. Je partis dans un autre magasin pour acheter la seule jante disponible, prévue pour un nombre de rayons supérieur à celui de mon moyeu. Narek, sûr de lui, pensait s’en accommoder avant de se souvenir d’une pièce compatible qui trainait dans le fond de sa remise. Blessé dans son amour propre et, pendant la longue réparation, il revenait à la charge tous les quart d’heure pour me donner des leçons de mécaniques et me sermonner, la rage au ventre : « Tu as trop gonflé les pneus après la première réparation, ici ce ne sont pas les routes bien entretenues de la Suisse ou de l’Allemagne, notre pays est au niveau du Mozambique et de la Guinée, tu dois t’adapter en conséquence …».

Les heures passées dans son atelier furent riches en rencontres. Les clients, plus bruyants les uns que les autres, se succédaient au grand dam de mon réparateur, dont le seul vœu était de travailler dans une atmosphère calme et harmonieuse. Quand enfin ils furent tous partis, un cantonnier armé d’un marteau-piqueur vint se poser devant sa boutique.

Un américain habitant la ville vint pour réparer sa fourche. L’émotion et son côté théâtral le classaient parmi les clients les plus assourdissants du jour. Une voiture l’avait heurté alors qu’il pédalait avec des amis quelque part dans les montagnes. Le chauffeur avait appelé la police. Mais, à leur arrivée, ses amis, méfiants, les avaient renvoyés en leur expliquant que l’affaire était déjà réglée, alors même que Mike gisait au sol. Résultat des courses : une clavicule cassée, un vélo en mauvais état et pas de constat. Pour saisir sa dernière chance d’être couvert par son assurance ou peut-être par réflexe culturel, Mike a engagé un détective. Pour l’instant sans résultat.

Les petites routes de campagne agréables et vallonnées me guident entre les petites propriétés, les forêts d’eucalyptus et les mandariniers. Les Géorgiens étaient réputés pour la fertilité de leur terre dans toute l’URSS, notamment grâce à leur climat subtropical et de nombreuses plaisanteries faisaient état de leur opulence. Malgré l’interdiction de toutes activités capitalistes, ils partaient, leurs voitures pleines à craquer de mandarines, fruits des plus exotiques au temps du communisme, en direction des marchés du nord du pays : Moscou, Gomel, Minsk, ... les clients que le bouche à oreille avait ameuté, faisaient la file devant leurs stands. Sur leur route, ils graissaient la patte à tous les représentants de l’ordre qu’ils rencontraient. Pas de risque d’être pris : la pratique bien qu’illégale était connue et admise par tous!

En compagnie d'un super-héro...

Sur la route vers Koutaïssi, je rencontre un super-héros parti d’Angleterre avec sa cape et ses habits aux couleurs de Superman, dans la perspective d’un tour du monde à vélo sur les sept continents. Son costume me rappelait Satan et ses acolytes protagonistes-surprise du Cell Game dans Dragon Ball Z. Après deux jours à attendre que la pluie cesse, au moment du départ, les crampes le saisissent : une heure pour deux petits kilomètres. Le tableau était aussi dramatique qu’hilarant : Superman se tordait de douleurs sur le trottoir...

William et moi devons absolument boire un verre de tchatcha -la grappa du coin- au petit-déjeuner, car de l’avis général, c’est bon pour la santé et ça vous donne une pêche d’enfer! La discussion s’engage ensuite avec le gérant sur nos familles respectives et la conclusion nous prend par surprise: « nos mères sont très importantes dans nos vies, nous devons boire en leur honneur ». Après avoir sifflé les cinq décis de la bouteille de plastique et alors que nous nous apprêtions à clôturer notre petit déjeuner en compagnie de la cuisinière et de la grand-mère, le gérant revient avec un bidon de vin blanc et plein d’idées pour de nouveaux toasts. Evidemment, nous ne pouvons quitter le pays sans "essayer" son vin fait maison à boire, selon une tradition un peu désuète, dans des cornes. Celles de chèvre sont vites remplacées par des cornes de boucs, plus en phase avec notre rang et surtout plus grandes. Le déjeuner se termina à 15h00.

Le soir, nous sommes invités au restaurant. La table croule sous une abondante nourriture dont nous ne mangerons que le quart. Seul la tchatcha manque. Grave erreur selon nos hôtes: elle est indispensable pour rafraîchir de la chaleur des khinkalis -mets géorgien incontournable, sorte de gros raviolis- à la condition sine qua non, insistent-ils avec véhémence, que l’eau-de-vie soit faite maison. Je fais la connaissance de Constantin qui, à peine les formules de politesse échangées, oriente la discussion sur Charlie Hebdo. L’Occident ne respecte plus rien, même plus la religion. La discussion dévie ensuite sur l’homosexualité et l’Europe libertaire abandonnant ses enfants à la propagande homosexuelle : « A Tbilissi, une vingtaine d’activistes manifestaient pour le droit des homosexuels. Pourquoi cette minorité choque-t-elle et blesse-t-elle ainsi la majorité? La contre-manifestation, bien plus nombreuse, emmenée par des popes, désirait "les rencontrer". Pourquoi diable les forces de l’ordre sont-elles intervenues pour éviter la rencontre des deux groupes? Elles devraient être plus tolérantes!».

Le vin, souvent fait maison, coule à flot, rarement de bouteilles réglementaires.

Le treize janvier fut l’occasion d’une nouvelle bourrasque de toasts pour fêter l’Ancien Nouvel An c’est-à-dire la nouvelle année du calendrier julien. Si l’URSS abandonna ce calendrier en 1918, l’Eglise refusa de reconnaître le choix du nouveau gouvernement athée et conserva le calendrier julien. Je rencontre un groupe de joyeux lurons pressés de passer du champagne au cognac avec un toast aussi classique que risqué : « Nous allons maintenant boire pour les personnes qui ne sont plus avec nous ». Le tamada, quelque peu désinhibé par l’alcool, s’étale alors sur les proches récemment décédés. Heureusement, cette fois-ci, aucune larme ne coule… Le toast suivant ne saurait tarder :

- J’ai une famille, des enfants, tu es aussi le fils de quelqu’un, n’est-ce pas? Buvons aux enfants. Le tamada interrompt subitement son toast pour parler à un copain.

- Mais ce n’est pas possible tu ne peux pas l’intégrer dans le toast pour les enfants, il est trop âgé plaisantais-je et puis ne devrions-nous pas boire à la santé des parents ? Car sans parents pas d’enfants!

- Tu veux être le tamada ? me répondit-il d’un air agacé. Il faut faire les choses avec ordre, ce sera le toast suivant.

Feignant de ne pas être au courant de la tradition appelant à boire cul sec après chaque toast, je provoquais l’ire du tamada et retardais l’ivresse. Un toast me mis sur le devant de la scène : « Nous allons boire aux personnes qui comme toi sont nos hôtes parce que nous sommes une nation hospitalière et, pour nous, il très important d’honorer les gens qui viennent nous rendre visite. Les hôtes peuvent tout (gosti vsio mogout). Mais, monsieur le tamada, tentais-je de lui glisser discrètement, ne vaudrait-il pas mieux faire d’abord un toast au maspindzello (mot géorgien désignant les personnes recevant les hôtes)? ». Il m’examine brièvement avant de répondre d’un air las : « c’est le toast suivant ». Tout le monde boit cul-sec sauf moi. Mais cette fois-ci ma réplique m’immunise : « gosti vsio mogout ». Mon argument tiendra plusieurs toasts…  

Après le toast en l’honneur des femmes, je propose de boire à la force des hommes: « Très bonne idée, Dimitri, s’exclament-ils, mais, du coup, il faudra boire cul-sec pour faire honneur à la puissance masculine... ». Au bout de deux heures, je profite d’une courte trêve pour m’éclipser.

Panneau bilingue chinois-géorgien...

Entre deux toasts, je reprends la route. Choisissant une variante, je me retrouve dans les nids de poule et la boue. Quelques immeubles serrés entre montagne et rivière apparaissent. Les cochons se prélassent dans la rue. Une maman me montre du doigt depuis son balcon pour donner la chance à son enfant de m’apercevoir. A la sortie du village, des femmes nettoient leurs chaussures à la fontaine  sans que je comprenne par quelle magie elles parviendront à les garder propres dès qu’elles reprendront la route.

La région se développe, avec l’aide d’une entreprise chinoise s’occupant de la voie ferrée. Un employé titubant le long de la route porte un jugement  sur ces nouveaux venus: « Comme on dit en russe, ils ne sont ni du poisson ni de la viande (Ни рыба ни мясо) ».

Qui se douterait que la marchandise est illégale?

Le long de la route principale, une femme, un sac de commission sur une table, vend des petits poissons déjà bouillis. Ses fils les ont pêchés de nuit pour contourner l’interdiction. Une organisation familiale et économique bien répandue dans ces contrées se dessine. Sous le même toit, parents, enfants et petits-enfants cohabitent, et, chacun à leur façon, cherchent à dégoter quelques deniers. J’imagine plusieurs générations cohabitant dans la maison de mes grands-parents, les revenus stables et les trente glorieuses en moins. La dynamique familiale aurait été bien différente, les disputes d’un autre ordre et nos personnalités durablement affectées par ce mode de vie.

Fraternité entre un Géorgien et un Chinois au milieu de nulle part