La dernière descente est toujours la plus dangereuse!

La carte indiquait quelques villages et je pensais trouver des stations-services. Le froid et les tourbillons de neige avaient encouragé les rares habitants de la région à se murer chez eux. Les deux occupants d’un bus, paniqués, insistent pour que je monte à bord. Sur 100 kilomètres,  je ne trouverai aucun lieu où m’arrêter. Quand, enfin, un cantonnier, occupé à déblayer la neige me hèle, je décide de continuer, la nuit approchant.

Un col me sépare encore du prochain village.  Dans la montée, un camionneur s’arrête. Son fort accent de Stuttgart, où il est né et a grandi, croche à mes oreilles. Il  me donne des boîtes de conserve de thon et d’haricots ainsi qu’un morceau de pain que je ne parviens pas à refuser. Dénonçant la folie qui me pousse à aller vers l’Est, il m’enjoint de façon très directive de partir vers le Sud-Ouest à la recherche du soleil et à lui rendre visite dans sa maison de vacances.

Cette rencontre a contribué à me refroidir. Au col, je décide de ne pas perdre de temps et néglige de m’habiller plus solidement.  La nuit approchant, le mercure descend rapidement de moins trois à moins huit. Dans la descente, le froid culmine à moins dix. Le vent produit par le déplacement du vélo -entre 30 et 50 kms/heure- me fouette. Alors que dans la montée, l’activité physique me réchauffait; dans la descente, seul l’habillement peut me protéger. Je parie sur la proximité du village et me rappelle qu’à vélo un peu de fraîcheur dans les descentes est presque une constante.

A Erzurum, par moins quinze degrés, les volontaires aux ablutions sont rares!

Le froid m’encercle. En l’espace d’une minute, je commence à frissonner puis à trembler, mes bras et mes jambes s’engourdissent et je n’ai plus la lucidité nécessaire pour pédaler. Je dois me réchauffer et mieux m’habiller. Je fonce vers une lumière au loin. Une nuée de chiens, tels des charognards m’encerclent et hurlent à la mort. Affaibli, je m’engouffre dans le vestibule puis toque à la porte. Personne ne répondant, j’imagine que le propriétaire m’ignore et entreprends de me changer. 

A Istanbul, le vendeur d’un magasin de sport m’avait montré un premier pantalon valant la modique somme de 200 euros. Mais « désirez-vous un pantalon waterproof ou watershelter ? » Waterproof avais-je répondu, vexé que l’on puisse penser qu’un pantalon prenant l’eau fasse l’affaire. « Dans ce cas, prenez celui-là ». Voyant ma grimace devant son prix, 1500 lires turques, soit environ cinq cent euros – le salaire mensuel de mon réceptionniste – il ajouta : «  mais, pour vous, nous pouvons faire un prix ! C’est trop aimable à vous » répondis-je avant de  le remercier. Le magasin suivant vendait du matériel de chantier. Abasourdi par la différence de prix – celui-ci ne coûtait que quarante-cinq lires– après avoir vérifié le prix trois fois, j’achetais sans réfléchir. C’est ainsi que, pour la première fois, au fin fond de l’Anatolie, je déballais mon pantalon d’hiver orange écarlate.

La chaleur fadasse de  la maison a tout de suite évanoui le malaise dû au  froid. Mais la mégère me repère. Notre altercation fut fort brève. S’inquiétant enfin de l’aboiement de ses chiens, elle m’aperçoit, ouvre sa porte et me fait signe de déguerpir en ouvrant brusquement celle du vestibule. Comme si les vociférations des chiens ne suffisaient pas, ses cris hystériques les complétent maintenant. Hurlant depuis la fenêtre à la lumière de mes préparatifs, je vais à sa rencontre, un billet de cinquante lires à la main, pour la dédommager. Elle refuse ma main tendue et l’effroi sur son visage semble indiquer que tout contact avec moi aurait pu la compromettre et la vouer aux flammes de l’enfer.

Mal rhabillé, j’enfourche mon vélo. Quelque chose a changé. Mes habits d’hiver me réchauffent, ma cinquième couche en haut et ma troisième en bas  prennent le dessus. Continuant ma descente, je rencontre un des plus teigneux et imposant berger anatolien de toute ma traversée de la Turquie. Celui-ci me poursuit et tente plusieurs fois de me barrer la route. Heureusement, la descente prit cette fois-ci ma défense, fatiguant rapidement le chien.

J’entre dans le premier magasin que j’aperçois au bord de la route. Des chaises entourent le poêle sur lequel la théière crépite. La discussion est agréable, le thé aussi. Mais le repos est de courte durée. La police, accompagnée d’une kyrielle de badauds, fait irruption. Je fais mine d’être abattu, mais je suis plutôt content : on va pouvoir s’expliquer !

Les policiers parlent très peu l’anglais. Après m’avoir fouillé et contrôlé mon identité, le verdict tombe: il n’y a pas de problèmes mais il faut se rendre au poste. Devant mon vélo, je décide que mon statut de criminel a assez duré et passe à l’offensive. Je pointe du doigt les différents badauds et demande qui est policier : « lui-là, il est policier et lui, pis lui? ». Comme par enchantement, la foule se dissipe et nous n’allons plus au poste. De retour dans le magasin, je reçois un téléphone du commissaire. Après explication, il me dit que la chose est entendue. M’ayant pris pour un voleur, la paysanne avait simplement pris peur. La plainte est donc  abandonnée. Ayant de la peine à concevoir  qu’un voleur se promène à vélo et qu’il prenne son temps pour se rhabiller lorsque les habitants le surprennent, je réplique qu’en l’espèce, je désire porter plainte car il s’agit d’un cas flagrant de non-assistance à personne en danger et que s’il m’était arrivé malheur, la mégère aurait rencontré bien des tourments. Prétendant que la non-assistance à personne en danger ne figure pas dans le droit turc, il maintient la clôture de l’affaire. Une question me brûle les lèvres : « Est-il interdit de toquer à une porte en Turquie ? » Je ne la posais point parce que les policiers me sont sympathiques et que seul l’écroulement de la tour de Babel nous empêche de fraterniser.

Arrivée à Erzurum pendant le festival d’hiver

Je repars fâché contre moi-même : j’aurais dû mieux me  couvrir et tout ceci ne serait jamais arrivé… Et puis, au-delà de toute rhétorique, je n’avais rien à faire dans ce vestibule. Une dernière question me tarabuste : Aurais-je dû frapper plus fort à cette porte ? Peut-être que la villageoise aurait compris que je n'étais pas un voleur. Mais, elle aurait aussi pu réagir encore plus mal et m’empêcher de me changer…

Une chose est sûre : cette expérience m’a servi de leçon. Le froid s’est aggravé, notamment lors de la traversée de la frontière entre la Géorgie et l’Arménie mais, ces fois-là, j’étais prêt!

Le jour où j’ai photographié l’hiver. J’étais sur la route, ce deux décembre, un peu après Kayseri. L’automne tirait sur sa fin.
Une première bourrasque s’abat avec le dieu de l’hiver à sa tête.

Et voilà la situation deux minutes plus tard. Je ne m’étais pas trompé. Je venais de photographier l'hiver!