Cappadoce : l´extase touristique pour dissimuler un génocide ?

 

Difficile de trouver des signes avant-coureurs du miracle cappadocien! Les premiers kilomètres suivant mon départ de Konya sont pénibles. Je traverse une zone industrielle parsemée de terrains vagues avec un vent plein face. Heureusement,  en bifurquant, mon orientation change de nonante degrés.

Les plateaux désertiques succèdent aux étendues champêtres desséchées. Quelques villages endormis servent de point de repère et de rares collines rompent la monotonie. Un complexe hôtelier quatre étoiles se dresse sur une route a priori dénuée d’intérêt. Sans âme en cette fin de novembre, il est pris d’assaut par des cars de touristes le reste de l’année. Non loin, un caravansérail apparaît. La route repart ensuite aussi monotone qu’avant.

Cheminées de fée non loin de Göreme

 

Le relief se plisse à nouveau. La connaissance de l’anglais s’améliore et les regards changent : je deviens l’occasion d’une bonne affaire. La pierre apparaît, percée à la manière d’un Emmental dans des canyons abrupts, des pitons rocheux et des cheminées de fée. Les sites troglodytes s’unissent au paysage et, cerise sur le gâteau, de magnifiques Eglises, creusées entre le VIII et le XIIIème siècle, offrent des peintures rupestres d’une grande rareté parfois bien conservées.

Quatre femmes sont attaquées par des serpents. La première est piquée sur tout le corps par huit d’entre eux car elle a abandonné son enfant. La deuxième est mordue à la poitrine parce qu’elle n’a pas nourri sa progéniture. La suivante est piquée à la langue pour ses calomnies. La dernière est mordue aux oreilles en raison de sa désobéissance (Eglise du serpent dans la vallée d’Ihlara. Source: plaque informative à l’entrée de l’église).

Le Christianisme est apparu entre le III et le IVème siècle en Cappadoce. Son histoire est mouvementée et ponctuée d’invasions. En 1071, la Cappadoce est conquise par les Turcs seldjoukides musulmans. Les grecs de Cappadoce sont alors coupés des hellènes d’Europe et évoluent séparément. Pour échapper à la taxe imposée aux non-musulmans, de nombreux orthodoxes se convertissent à l’islam. Le génocide –non reconnu par la Turquie– des grecs orthodoxes de 1916 à 1923 aboutit au traité de Lausanne qui entérine l’échange de populations entre la Grèce et la Turquie. La religion y joua un rôle prédominant : des turcs chrétiens furent expulsés en Grèce et des Grecs musulmans en Turquie. Les Grecs de Cappadoce s’installèrent alors dans un pays qu’ils ne connaissaient pas, au contact de gens qu’ils ne comprenaient pas le grec cappadocien étant devenu une langue en soi, sorte de Grec médiéval turquisé.

Une paysanne vaquant à ses occupations à proximité de sites touristiques

A Selime, dans la vallée d’Ihlara, se dressent une cathédrale troglodyte ainsi que des structures improbables creusées dans la roche. Un guide, après avoir donné une heure de retour à son groupe, me questionne sur mon périple. La discussion s’engage :

- Vous venez de dire que le site était habité jusqu’en 1924. Pourquoi les habitants sont-ils partis ? 

- A cause  des éboulements de terrain, on a construit d’autres villages pour reloger les habitants comme celui que vous avez en face.

La plupart des cavités ne sont plus habitées. Certaines ont été rénovées, le plus souvent en hôtel. Ici, un poste de police troglodyte.

Bizarre que le site autorise un tel nombre de touristes alors même que la montagne menace de s’écrouler. J’insiste :

- Mais il s’agit d’un site orthodoxe grec? 

- Oui, en effet.

- Dans le village d’en face, je ne vois qu’un seul minaret. Pourrais-je également y trouver une Eglise grecque ? 

- En fait, me répond-il, après un temps d’hésitation, ça ne s’est pas passé comme ça. Les Grecs ont profité de la fin de la première guerre mondiale et de la disparition de leur village pour rentrer chez eux. Des turcs sont alors venus pour repeupler ces territoires oubliés.

- Ah, c’était un problème religieux alors ?

- Non, pas du tout, ils parlent une autre langue, ils sont un autre peuple, ça n’a rien à voir avec la religion. Ils voulaient simplement rentrer chez eux, voilà tout.

- Rentrer chez eux ? Répondis-je … Après dix siècles ? 

Seul lieu de prière actif, encerclé d’églises, toutes reléguées au rang de musée (vallée d’Ihlara)

Quelque chose gène. Des lieux au passé si vivant, si spirituel, témoins d’un certain cosmopolitisme, se muent en sites archéologiques. Des Eglises uniques et flamboyantes n’ont plus aucune activité religieuse. Elles ont été désacralisées et déshumanisées pour ensuite être transformées en musée. Tout est donné pour que le passant s’extasie devant le beau sans rien interroger. Même les touristes occidentaux, pourtant censés être rompus à la pensée critique, ne semblent pas manifester d’autres attentes, trop occupés à sillonner les nombreux chemins propices à la rêverie.

Plafond d'église dans la vallée d’Ihlara

Ces sites pourraient amener un questionnement plus profond. Comment vivaient les gens qui habitaient là ? Que faisaient-ils ? En plus des considérations historiques, ces lieux pourraient nous amener à nous interroger sur les fondements des Etats-nations et à nous intéresser au système du Millet, mode de contrôle et de protection des populations sur des bases religieuses qui a prévalu sous l’empire ottoman. Ils pourraient aussi revaloriser l’islam en montrant sa capacité, même au Moyen-âge, à tolérer des chrétiens dans son empire.

Au lieu d’un parc d’attraction, nous aurions là une histoire avec ses erreurs, ses faiblesses et ses grandeurs, comme dans tout autre pays -Suisse comprise- mais une histoire sincère, riche d’enseignements, désirant éclairer plus qu’obscurcir. Je caresse un rêve : faire revivre ces lieux l’espace d’un instant, y faire sonner les cloches du culte et y voir un prêtre orthodoxe conduire une cérémonie.